La tentation de refroidir la planète
Source: Le Monde 1°octobre 2006
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3228,36-818555@51-816848,0.html
Entretien avec le climatologue Edouard Bard
Pour contrer le réchauffement, des climatologues parlent de
"refroidir" artificiellement la Terre. Est-ce sérieux?
Oui, malheureusement. Plusieurs hypothèses sont envisagées.
Certaines sont très prospectives, comme l'envoi d'un immense
miroir entre la Terre et le Soleil - bien au-delà de l'orbite
lunaire. Cela équivaudrait à ajouter une tache solaire
et à diminuer l'éclairement de la Terre. D'autres sont
moins futuristes, comme les expériences de fertilisation des
océans avec des particules de fer: ce nutriment favorise la photosynthèse
- donc l'absorption de carbone - par le phytoplancton. Diminuant ainsi
la concentration de gaz carbonique responsable de l'effet de serre.
On peut aussi imaginer injecter de très petites particules ou
aérosols dans la haute atmosphère pour qu'elles réfléchissent
une partie du rayonnement solaire. Et faire ainsi, théoriquement,
baisser les températures moyennes... Même si en réalité
les choses sont nettement plus compliquées.
La tentation de modifier intentionnellement le climat est-elle nouvelle?
Non. Cela s'appelle la "géo-ingénierie". Mais
ce thème de recherche est demeuré longtemps tabou dans
la communauté scientifique pour une raison simple: diffuser l'idée
auprès des politiques, des industriels et du public qu'il suffit
de mettre en oeuvre de tels dispositifs pour remédier au réchauffement
est dangereux. Cela introduit l'idée, fausse, qu'on peut continuer
à injecter sans retenue du carbone dans l'atmosphère terrestre.
Or ces dispositifs de géo-ingénierie ne doivent être
qu'un tout dernier recours, en cas d'aggravation brutale et imprévue
de la situation climatique.
Néanmoins, certains climatologues pensent qu'il faut désormais
sortir du tabou pour commencer à travailler sur une telle éventualité.
Cela afin d'évaluer les nombreux risques et incertitudes, et
surtout de ne pas faire croire qu'il s'agit d'une solution miracle.
Quelle est la solution de refroidissement la plus envisageable?
Le dispositif dont on parle le plus est connu depuis plusieurs décennies,
mais il a été récemment repris par Paul Crutzen,
Prix Nobel de chimie pour ses travaux sur l'ozone. A l'aide de ballons,
par exemple, il s'agirait d'injecter dans la stratosphère du
dioxyde de soufre qui se transformerait ensuite en minuscules particules
de sulfate. Ces aérosols réfléchiraient alors partiellement
les rayons solaires pendant quelques années.
Les conséquences d'un tel effet-écran ont pu être
étudiées à la suite des grandes éruptions
volcaniques - comme celles du El Chichon en 1982 et du mont Pinatubo
en 1991. Ces volcans ont projeté du dioxyde de soufre qui s'est
transformé en un panache d'aérosols. Pour le Pinatubo,
cet écran a fait baisser, en moyenne, les températures
au sol d'environ 0.5°C durant deux ans. Mais attention: ce chiffre
ne reflète pas la complexité des phénomènes
perturbés.
Quels sont les risques encourus?
L'été suivant le Pinatubo, un refroidissement a été
observé pour presque toutes les régions du monde. L'hiver
d'après, des refroidissements très marqués ont
été constatés, notamment autour de la mer du Labrador,
au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, alors que, paradoxalement, on
a observé un réchauffement en Europe du Nord...! On mesure
du même coup l'intense activité diplomatique qui serait
nécessairement préalable à la mise en oeuvre de
telles solutions.
Ces effets collatéraux non maîtrisés sont-ils expliqués?
L'injection d'aérosols perturberait un phénomène
naturel appelé oscillation arctique, ce qui provoquerait des
réchauffements locaux en hiver dans certaines régions,
le refroidissement se concentrant sur d'autres. Ainsi, lors de l'hiver
qui a suivi l'éruption du Pinatubo, la baisse importante des
températures en mer Rouge a entraîné un mélange
des eaux de surface et une remontée d'éléments
nutritifs. Le résultat a été une prolifération
d'algues qui ont asphyxié les récifs coralliens. Des effets
sur la croissance des plantes terrestres ont aussi été
détectés à l'échelle mondiale.
Avec de tels dispositifs de géo-ingénierie globaux, ce
n'est pas seulement l'atmosphère qui est en jeu, mais le système
climatique dans son ensemble, c'est-à-dire un gigantesque jeu
de dominos d'une grande complexité. Prévoir et évaluer
les effets collatéraux à l'échelle mondiale requiert,
avant tout, un travail scientifique considérable impliquant climatologues,
océanographes, géologues, astronomes, biologistes, agronomes,
etc.
Que penser d'une autre solution: l'ensemencement des océans
en particules de fer pour permettre au phytoplancton de "pomper"
le CO2 excédentaire?
Des expériences ponctuelles ont été menées
ces dernières années dans l'Océan austral, le Pacifique
équatorial et le Pacifique nord. Les images obtenues par les
satellites montrent que l'injection de fer augmente bien la production
chlorophyllienne. Mais là encore, rien n'est simple. Pour que
cela soit efficace, il ne suffit pas que le phytoplancton absorbe beaucoup
de carbone, il faut aussi que celui-ci tombe au fond des océans
pour y être durablement stocké... On ne sait pas si c'est
réellement le cas ou si, au contraire, par d'autres mécanismes,
il retourne rapidement dans l'atmosphère.
En outre, même si cette solution peut paraître moins risquée,
il est difficile d'évaluer les conséquences en chaîne
d'une telle manipulation à grande échelle.
Imaginons le scénario: le carbone absorbé est bel et bien
transféré vers l'océan profond. Une part de cette
matière organique va logiquement s'oxyder en consommant l'oxygène
dissous dans l'eau de mer. Il se peut alors que se forment des zones
anoxiques, c'est-à-dire dépourvues d'oxygène, dans
certaines régions de l'océan. Des bactéries capables
de dégrader les nitrates se développeraient, ce qui produirait
un gaz, le protoxyde d'azote (N2O), qui s'échapperait au final
dans l'atmosphère. Avec, pour l'environnement, des conséquences
potentiellement désastreuses, car il s'agit d'un gaz à
effet de serre plus puissant que le CO2.
Même réticents, de nombreux climatologues sont défaitistes
et pensent que de tels procédés seront mis en oeuvre.
Quelle est votre opinion?
Regardez le fonctionnement de la diplomatie climatique. De nombreux
collègues sont devenus pessimistes sur l'efficacité des
mesures de réduction des émissions. Même en Europe,
la volonté de développer, rapidement et à grande
échelle, des alternatives au pétrole et au charbon est
faible. Les industriels et les politiques ont les cartes en main. Si
le Nord ne change pas d'attitude au sujet du climat, je crains effectivement
qu'il y ait de grandes chances, d'ici à quelques décennies,
qu'on en vienne à de telles extrémités.
Propos recueillis par Stéphane Foucart |